CHAPITRE XI

Des frottements feutrés extirpèrent Simon d’un sommeil pâteux ponctué des atroces images habituelles.

Un clair de lune mourant baignait la nuit froide. Une poignée d’étoiles ternes et clignotantes semblait y avoir été négligemment jetée. Une forêt de joncs plus hauts que le mât cernait le bateau. C’est leur bruissement doux qui avait éveillé Simon. Il faillit crier de joie. La présence de ces roseaux trahissait la proximité d’une terre, et par conséquent la fin de son calvaire.

L’ichtyos se tenait tout droit sur son séant, en face de lui. Il promenait son regard inquiet sur les centaines de tiges entremêlées, comme s’il cherchait à entrevoir le monde qu’elles dissimulaient. Il affichait une nervosité grandissante, que révélaient les frissons qui le parcouraient de temps à autre. Ses mains étreignaient le plat-bord, ses doigts écartés révélant la palmature importante qui les liait entre eux.

Simon se leva, étira voluptueusement ses membres engourdis et urina dans l’eau sans discrétion. Une délicieuse sensation le parcourut. L’espoir, et la renaissance d’un certain optimisme, depuis si longtemps disparu.

Il piocha deux poissons fumés dans le sac garde-manger, en tendit un à son compagnon et mordit dans l’autre avec appétit. Il n’aimait pas cette nourriture mais s’y était habitué. Elle avait au moins le mérite de calmer ses crampes d’estomac. Ils s’observèrent tout en mangeant. Leurs yeux n’exprimaient ni crainte, ni animosité. Plutôt une sorte de respect mutuel.

— C’est la terre, dit Simon entre deux bouchées, le bras tendu devant lui. (Il vit, ou crut voir l’autre acquiescer.) Danger ? demanda-t-il.

L’ichtyos hocha vigoureusement la tête. « Il me répond ! Bon sang, c’est la première fois ! »

Les roseaux géants, plus serrés, à présent, se brisaient au passage de l’embarcation dans de grands craquements. Cela évoqua pour le jeune homme l’image d’arbres abattus par la cognée du bûcheron. Cette pensée le troubla. Elle venait d’un autre monde.

Bien que la brise fût faible, il arrima la grand-voile au maximum afin de ralentir la progression du cotre. De violents élancements traversèrent sa cheville, comme autant d’aiguilles minuscules. Il découvrit avec stupeur que sa cicatrice bourgeonnait à nouveau. La peau violette, luisante, avait enflé sur le pourtour de l’ancienne plaie comme si celle-ci commençait de se rouvrir. Fallait-il y voir un signe ? Rejetant cette éventualité, il banda la blessure après avoir abondamment enduit son mollet de pommade.

Les bruits d’eau, alentour, prouvaient la présence des lamantins. Un raclement sourd alerta Simon. La quille touchait le fond.

— Pas plus de sept ou huit pieds de profondeur, dit-il tout haut.

L’embarcation s’arrêta d’elle-même et, après une dangereuse inclinaison sur bâbord, se stabilisa, calée contre un groupe d’arbrisseaux qu’il identifia comme des aulnes.

Le jeune homme voulut se déplacer. Le cotre tangua aussitôt, ce qui l’en dissuada. La quille portait contre le sol sablonneux. Déséquilibre du bateau garanti au moindre déplacement de masse. De l’autre côté du voilier, l’ichtyos, totalement immobile, semblait métamorphosé en rostre. Son crâne lisse, oblong, luisait sous la lune, accentuant encore son côté non-humain. « Il écoute quelque chose… »

Simon fit un effort d’attention. Il distingua bientôt la clapotis des vagues sur la coque, le crépitement des roseaux perpétuellement agités, ainsi que d’étonnants bruits de succion. L’eau, aspirée puis repoussée entre les joncs, et aspirée encore, indéfiniment.

L’ichtyos frémit. De sa gorge monta une plainte aiguë, brève et ténue, que les lamantins reprirent en écho. La peur transparaissait dans l’intonation. Le vent charriait des bribes de sons variés, parmi lesquels Simon perçut soudain des éclats de voix.

Il se dressa d’un bond, oubliant la précarité de l’équilibre du cotre. Celui-ci s’inclina brusquement, l’obligeant à se rasseoir illico. Il y avait plusieurs voix, entremêlées. Difficile de les situer, compte tenu de la brise porteuse qui faussait la sensation de distance. Simon opta cependant pour trois au quatre lieues.

C’était incontestablement des voix humaines. Leur timbre, véhément, intrigua le jeune homme. Elles lui parvenaient irrégulièrement, parfois plus nettes, parfois quasi inaudibles. Il s’efforça de saisir un embryon de phrase, un mot, qui auraient pu confirmer leur origine, mais il n’y parvint pas.

La nuit s’étiolait. Une lueur grise suintait de derrière les innombrables touffes de roseaux entrelacés. Une dizaine de volatiles, qui avaient vraisemblablement élu domicile dans les joncs, s’égaillèrent en désordre aux quatre points cardinaux. Leurs ailes claquaient comme des voilures malmenées.

Simon observa d’un œil distrait le parcours d’une araignée d’eau. Ses pattes frôlaient à peine la surface, sans la marquer. La bestiole avançait par à-coups, avec une extrême vélocité, sinuant entre les végétaux en glissades successives. Elle semblait être à la recherche de son dîner. Une bouche béante troua soudain le miroir d’eau et la goba, en un éclair. Des cercles concentriques s’étirèrent à l’endroit où le petit animal avait disparu puis s’évanouirent, insensiblement effacés par le rythme respiratoire de la mer. Il en eut un pincement au cœur. Le temps s’égrenait goutte à goutte.

« Comment suis-je arrivé ici.

Poussé par les vents du hasard

Je vais devoir passer ma vie

Dans ce pays de nulle part »

 

Les vers d’une chanson enfouie dans sa mémoire depuis des lustres venaient tout naturellement éclore sur ses lèvres, sortant du fin fond de son esprit, empreints d’une telle vérité qu’il faillit croire que la composition lui en incombait.

« Mon cri se perd sans écho

Dans un ciel orange et glacé

Le silence colle à ma peau

Dans ce pays d’éternité »

 

Lorsque le jour gagna sur l’obscurité, Simon s’était décidé. La prudence voulait qu’il n’allât pas plus loin avec l’embarcation, et de toute façon, la densité des joncs l’en empêchait. Il continuerait donc à la nage, puisque la côte n’était plus qu’à une ou deux paires de lieues.

Il retira l’outre – quasiment plate – du sac à victuailles, déposa ce dernier aux pieds de l’ichtyos déconcerté et se passa la gourde en bandoulière. Il empocha également un pot d’onguent entamé, prit son arc et son carquois, duquel n’émergeaient plus qu’une quinzaine de pointes. Le vent n’avait pas faibli, mais aucune voix ne l’accompagnait, à présent. Rien que le crissement obsédant des grandes tiges végétales. « La brise a dû tourner. »

Il s’accroupit tout près de son compagnon pour vérifier l’attelle et les pansements. Il lui sembla que la jambe avait désenflé. L’hématome, résorbé, avait fait place à une simple trace jaunâtre sous la peau, et la plaie, devenue une plaque de croûte, paraissait en bonne voie de cicatrisation. « Déjà ? ». Comment une telle régénération était-elle possible en si peu de temps ? Simon remisa cette question supplémentaire au fond de son esprit.

— Je dois aller là-bas, dit-il, avec un vague geste du bras. (Une expression de peur panique déforma les traits de son infortuné compagnon. Il désigna le sac, ajoutant :) Tu as de quoi manger, là-dedans. Je reviendrai bientôt.

Puis il se déplaça prudemment vers tribord, enjamba le rebord de l’embarcation et se laissa glisser dans l’eau. Le froid mordant lui coupa la respiration. Il serra les dents. La trogne plissée d’un lamantin émergea tout contre lui. L’animal quêtait une caresse. Simon le repoussa doucement. Il avait pied, mais le fond instable, composé d’une épaisse couche de glaise, aspirait ses jambes jusqu’aux mollets, comme une bouche molle et gluante. Ses premiers pas furent difficiles, presque douloureux. Tout son corps était saisi par la basse température de l’eau.

Les gros mammifères marins rôdaient autour de lui, le frôlant les uns après les autres, semblant vouloir le dissuader de s’éloigner du cotre. Il se retourna.

L’ichtyos suivait ses moindres gestes, avec le regard de celui qui voit quelqu’un pour la dernière fois. Simon le trouva pitoyable. Il eût aimé pouvoir le réconforter, mais trop de choses les séparaient. Leur rencontre même avait été une anomalie, car rien ne les rapprochait. Simon voulait comprendre. L’ichtyos ne pouvait l’y aider. Lorsque le jeune homme se retourna une fois de plus, trois ou quatre brasses plus loin, le bateau n’était déjà plus visible. L’eau atteignait le haut de sa poitrine. Il se frotta la cage thoracique et les bras sans cesser d’avancer. Le froid était comme une brûlure sur toute la surface de sa peau ; presque insoutenable.

Il fut rapidement contraint de briser les joncs sur son chemin, tant leur nombre avait augmenté. Tâche ardue, compte tenu de la souplesse des végétaux. Ses jambes se frayaient laborieusement un passage à travers un embrouillamini de tiges nouées, de grappes d’algues élastiques et de serpents de vase dont le grouillement contre ses membres le mettait plus que mal à l’aise.

Il se rappela tout à coup les lamantins. Inimaginable qu’ils aient pu le suivre dans cette jungle sous-marine quasi inextricable. Bizarrement, il s’en sentit soulagé.

Juste le temps d’une reconnaissance sur ce que les gens de Fasnet nommaient les soldurs. Et le voilier, abandonné à l’ichtyos ? Il parvint à se persuader que c’était là l’unique solution. Il ne pouvait se permettre de perdre l’embarcation, mais en quoi aurait-elle été utile à cet être hybride ? D’ailleurs, sa fracture empêchait celui-ci de se déplacer. Il n’avait donc rien d’autre à faire que de veiller sur le bateau, sans grands risques d’être attaqué : la forêt de joncs dissimulait parfaitement le cotre. Qui pourrait le découvrir là, échoué dans un entrelacs de roseaux géants bien plus hauts que son mât ?

Afin de ne pas se perdre au retour, Simon prenait soin de marquer son trajet, cassant les végétaux dans le même sens à intervalles réguliers. Les étoiles, pâlies mais présentes, accompagnaient sa progression.

Au bout d’une éternité de marche, les joncs se raréfièrent, laissant la place à d’énormes blocs volcaniques déchiquetés. Le sol, sous les pieds du jeune homme, se fit plus ferme. Ses membres se mouvaient mécaniquement, avec raideur, le projetant en avant par saccades. Ses jambes et son buste étaient devenus totalement insensibles.

Il butait constamment sur les nombreuses saillies du fond, pareil aux chiens d’eau de Fasnet, maladroits et gauches sur le béton craquelé de la plateforme. Il consacrait toute son attention à la masse sombre qui bouchait l’horizon à perte de vue, semblant craindre qu’elle ne disparût réellement s’il cessait de la contempler.

Lorsqu’il prit conscience de la réalité du paysage, la mer était derrière lui, à un bon jet de pierre, et ses jambes le traînaient sur une plage de galets noirs englués de varech. Il lâcha une exclamation victorieuse puis se laissa tomber à genoux, sans se soucier des meurtrissures qu’il s’infligeait. Le matin l’avait accompagné. Il éclairait la terre d’une aura bleutée vaguement brumeuse.

Il se contorsionna pour ôter ses vêtements, qui collaient à son corps comme une seconde peau, et commença à frictionner vigoureusement ses extrémités. La vie revint peu à peu dans ses orteils, en ondes brûlantes.

La plage de galets était en fait une petite crique, cernée de parois rocheuses hautes de trente pieds. Pas trop difficile à escalader, estima-t-il. Il remarqua alors les panaches de fumée qui s’élevaient de ce qu’il pensait être un plateau, au-delà des escarpements. Plusieurs feux étaient allumés, là-haut.

Une angoisse diffuse lui noua la gorge et l’estomac. Il eut un haut-le-cœur. L’ichtyos avait paru si terrifié lorsqu’il lui avait fait comprendre son intention de rejoindre les soldurs…

Il tordit ses hardes avant de les remettre. Elles étaient trempées, durcies par la froideur de l’air, tellement rigidifiées qu’ils dut s’y prendre à deux fois pour enfiler son pantalon. Le pansement de fortune bâillait sur sa cheville, imbibé de sang. Il resserra le tissu sans regarder la blessure, craignant d’en constater une nouvelle dégradation. La douleur était omniprésente, tantôt intense, tantôt sous-jacente, le condamnant à boiter par intermittences, pour se soulager.

Il marcha jusqu’au pied des parois de granit, tous les sens en éveil. Le vent, venu de la mer, apportait le bruit du ressac, le remugle âcre des algues et des crustacés en décomposition sur la plage. Même s’il y avait eu des échos de vie derrière la crête des falaises, Simon n’aurait pu les entendre.

Il atteignit le sommet, complètement épuisé, haletant, les doigts si gourds qu’il ne sentait plus les prises auxquelles il se cramponnait. D’innombrables écorchures entaillaient l’intérieur de ses avant-bras et la paume de ses mains.

Au-delà de la crête s’étirait un immense plateau ocre-rouge, grêlé de rocs volumineux curieusement lisses et arrondis, comme s’ils avaient été polis artificiellement. Ils se dressaient à intervalles presque réguliers, posés sur le sol boueux, semblables à des cloques sur une peau malade.

Des centaines de cabanons en bambou, de tentes en toile pourrie, d’abris en vieilles tôles mâchées par la rouille, érigés à la va-vite, s’agglutinaient autour de ces blocs rocheux, qui les empêchaient de s’écrouler. C’était un gigantesque bidonville…

L’endroit grouillait d’êtres humains. Des milliers, probablement, qui vaquaient à leurs banales occupations quotidiennes. Simon, stupéfait, promena son regard sur le spectacle extraordinaire qui s’offrait à lui.

Hommes, femmes, enfants, animaux même, se côtoyaient dans la plus invraisemblable promiscuité. Certains entretenaient des feux au-dessus desquels chauffaient des marmites cabossées et noircies, d’autres attendaient en file, avec des récipients, près d’un puits naturel duquel on remontait des eaux d’une eau trouble et terreuse, d’autres encore discutaient avec véhémence le troc d’objets divers, s’injuriaient, se colletaient parfois dans l’indifférence générale. Tous étaient sales, couvert de croûtes boueuses desséchées et affublés de guenilles mille fois recousues. Le jeune homme déglutit pour humidifier sa gorge parcheminée.

Les gosses, nus malgré le froid, couraient entre les cahutes, glissaient, roulaient dans la terre grasse, se poursuivaient avec des rires aigus et stridents, crottés de la tête aux pieds, insouciants et joyeux dans leurs jeux d’enfants. Leur maigreur impressionna Simon. La plupart d’entre eux présentaient un ventre ballonné, contrastant avec des membres grêles aux articulations proéminentes, et un visage trop creux, mangé par des yeux brillants de fièvre. « Suis-je en train de perdre la raison ? »

Il ne pouvait venir de là, ni y avoir vécu. D’abord parce que rien ne lui semblait familier, mais aussi parce que son esprit tout entier rejetait l’idée qu’il ait pu appartenir à cet univers dantesque dans un passé oublié.

Le plateau devait compter plus de dix lieues de circonférence. Il était bordé de collines et de pics vertigineux, si nombreux qu’ils se perdaient dans les brumes du lointains. Le jeune homme comprit soudain qu’il s’agissait probablement du sommet d’une chaîne montagneuse dont la partie inférieure s’était engloutie.

La peur fut là, de nouveau, comme une bête prête à mordre, tapie à l’intérieur de lui-même. Quel cataclysme épouvantable était à l’origine d’une misère de cette ampleur ? Raz-de-marée géant ? Fonte des glaces des pôles ? Il n’avait aucun indice, sa mémoire restait muette. Ses efforts pour se concentrer se traduisaient par une souffrance physique de plus en plus intense. Douleurs diffuses, maux de tête, élancements cuisants dans sa cheville meurtrie… Un peu comme si une partie de son être se rebellait à l’idée de connaître la tranche de vie antérieure à son réveil sur la plate-forme.

Il s’ébroua. Le froid attaquait de nouveau ses extrémités. Sept ou huit pas le séparaient d’un groupe de femmes assises en cercle, absorbées par la plumaison de ce qui semblait être des pluviers. Il s’avança, plein d’appréhension, persuadé d’être le point de mire de la fourmilière humaine, mais personne ne l’interpella. Lorsqu’il passa à côté d’elles, pas une femme ne leva la tête.

Il se fondit au sein de la multitude de la même façon que s’il en avait toujours fait partie. « Camp de réfugiés », fut la première expression qui lui vint à l’esprit. Une ribambelle de gamins le frôla sans le remarquer davantage que n’importe qui d’autre.

La grande majorité des cabanons étaient constitués d’un assemblage invraisemblable de bric et de broc : vieilles plaques de tôles, empilement de cailloux et joncs tressés, le long desquels séchaient des restes de vêtements incroyablement disparates. La boue du sol exhalait une odeur écœurante, à laquelle se mêlait celle des excréments et des déchets brûlés.

Simon se figea tout à coup. Devant lui, une épave d’automobile. Forme indéfinissable, plus de portières ni de capots, peinture presque inexistante… Toutes les ouvertures étaient obstruées par des pans de toile délavée passablement moisie. L’un d’eux, à demi relevé, laissait entrevoir plusieurs silhouettes accroupies dans l’habitacle. Une famille y avait apparemment élu domicile.

« Une voiture… » Une série de flashes subits explosèrent dans le crâne du jeune homme. Visions aussi brèves que troublantes et nettes. Il secoua la tête, refusant d’admettre les images que lui imposait son cerveau. « C’est complètement dingue… »

Plus loin, il en vit une autre, dépouillée d’à peu près tout, tel un squelette nettoyé par les vers. Sept personnes s’y entassaient pourtant.

Une vieille, embobelinée dans un sari repoussant de crasse, s’accrocha à son bras. Un nourrisson inerte émergeait d’entre les plis de son vêtement. Il semblait dans un tel état de déchéance que Simon le crut mort. La femme le retenait, implorante.

— À manger… Donne à manger…

Il recula, agitant les mains en signe de dénégation. Se détournant, elle tendit l’enfant vers quelqu’un d’autre, répétant les mêmes mots d’une voix traînante et atone.

— À manger… Pitié…

Au fur et à mesure qu’il avançait à l’intérieur du camp, il en découvrait toute l’horreur. De nombreux êtres gisaient, amorphes, étendus un peu partout sur les rochers ou à même la terre. Ils paraissaient si faibles que Simon les imagina incapables de se relever. Des crampes cruelles à l’abdomen, conséquence de son séjour prolongé dans l’eau glacée et du choc psychologique provoqué par la vision de ce qui l’entourait, l’obligèrent à s’accroupir un long moment.

Les brumes éparses s’étaient désagrégées, et l’atmosphère se réchauffait progressivement sur le plateau. La terre exhalait par endroit des fumerolles vaporeuses aux relents nauséabonds.

Deux pieds nus entrèrent dans son champ de vision. Il leva les yeux, prudemment. Un type filiforme, campé devant lui, l’étudiait avec ostentation. Pas plus d’une trentaine de printemps, certainement, mais usé comme s’il en avait eu vingt de plus. Un vieux tricot incolore recouvrait à peine son torse osseux. Les manches, trop courtes, laissaient dépasser des bras immenses grêlés de plaies Infectées. Un genre de couteau était passé dans sa ceinture, vieille bande de cuir tressé retenant les restes vénérables d’un pantalon déchiré aux genoux.

Simon se releva, gêné d’être examiné avec autant d’insistance. Les vertiges reprirent, il réprima une nausée acide. L’homme désigna son arc.

— Il me plaît, fit-il abruptement. Que veux-tu en échange ? De la nourriture ? Du fer ? Des lames, peut-être ? (Comme Simon le dévisageait, bouche bée de surprise, l’autre s’enhardit.) Ton carquois, aussi. Et toutes les flèches. Trois frégates, je t’en donne trois, bien dodues, nourries à la chair. Six œufs de tortue et ma lame, en plus, pour le tout… Tu as faim, j’en suis sûr…

— Non, non, bafouilla Simon. Je ne veux pas le vendre.

— Fais-moi une offre, insista l’homme. Douze œufs, au lieu de six, ça te va ?

— Merci, non, je ne tiens pas à m’en séparer. Il m’est très utile.

— Comme tu voudras.

Il s’apprêtait à s’éloigner, lorsque le jeune homme l’interpella.

— Attends !

— Aurais-tu changé d’avis ?

— Que s’est-il passé, ici ?

Les traits de l’autre se figèrent.

— Tu te fiches de moi ou quoi ?

— J’ai eu… un accident, et j’ai perdu la mémoire, récita Simon très vite. Depuis, je ne reconnais plus rien. Pourquoi n’y a-t-il plus de forêts ? Où sont les champs, les plaines, les villes ? Qu’est-il arrivé ?

L’homme haussa les épaules et se détourna pour partir. Il le retint par son tricot sans âge.

— Non ! Il faut que je sache ! Dis-moi pourquoi il y a si peu de terres émergées et ce que vous faites là, entassés sur ce bout de montagne ?

Son interlocuteur se dégagea avec humeur.

— Fous-moi la paix, je ne sais pas de quoi tu parles. Tout a toujours été comme ça. C’est toi qui as perdu l’esprit…

Il s’éloigna à grands pas, ses longs bras maigres battant l’air comme s’il continuait seul la conversation. Simon se précipita à sa poursuite.

— Écoute, je peux t’offrir quelque chose en échange d’une information.

Le grand fit volteface, subitement intéressé.

— Tu m’échangerais ton arc ?

— Non, mais un onguent pour soigner tes plaies. De quoi te soulager pour pas mal de temps.

Il exhiba le pot à demi plein.

— D’accord. Que veux-tu savoir ?

— Je te l’ai déjà expliqué. Je veux comprendre…

— Là-dessus je n’ai rien à te dire, le coupa l’autre. Je ne peux rien t’apprendre de plus que ce que tu as vu autour de toi. Sauf peut-être que la montagne s’affaisse peu à peu, ou alors ce sont les eaux qui gagnent sur elle. Depuis une dizaine de printemps, lorsqu’il y a de gros orages, le plateau est inondé. La mer balaie nos abris et emporte nos animaux, quand ce n’est pas un ou plusieurs d’entre nous. La maladie a aussi pris du terrain, ces derniers temps…

Il hocha la tête, sans se départir de son rictus, gratta furieusement ses avant-bras – dont l’un se mit à saigner sans qu’il s’en préoccupât le moins du monde – et reprit, avec le même détachement.

— Même les cadavres sont inutilisables. La contagion, évidemment… (Simon n’osa comprendre. Il fixait, fasciné, le filet de sang qui sinuait sur la peau crevassée de son interlocuteur.) Je ne vois pas grand-chose d’autre, continuait ce dernier, à part que la nourriture se fait rare. On se débrouille comme on peut pour manger. La plupart élèvent des tortues d’eau, les plus malins nourrissent des pétrels ; il y a le plumage, en plus de la viande et des œufs. Et puis on trouve du varech, des coquillages ; certains d’entre nous pèchent, aussi, et les meilleurs plongent pour ramener des fruits de mer. Bien sûr, je ne compte pas ceux qui meurent par accident. Dans ce cas, c’est leur entourage qui se les partage.

Simon sentit ses poils se hérisser. Il déglutit plusieurs fois d’affilée et dut se faire violence pour écarter les embryons d’images atroces qui prenaient corps dans son esprit.

— Qu’est-ce qui t’a fait perdre la mémoire ? demanda le grand après un silence. Une chute ?

— Non. Je n’ai aucun souvenir là-dessus non plus, mais on m’a dit un choc.

— Alors, tu t’es battu ?

— Écoute, je n’en sais rien. Mais ceux qui m’ont trouvé à la dérive…

— Tu viens de la mer ? C’est bien ce que tu as dit ?

— C’est exact, mais…

— Mille jubartes ! s’exclama l’homme. Alors, tu sais comment vivre là-bas ? Tu as un radeau ou un truc de ce genre ? Tu as rencontré des communautés ou des indépendants, des gens qui vivent sur l’océan ?

— Non, non, rien de tout ça, mentit Simon. J’ai dû faire naufrage. Il y a eu une tempête et pffft… (Il fit un geste vague de la main.) Si j’ai eu une barque, elle a disparu. On ne l’a pas repêchée lors de mon sauvetage.

— Dommage, soupira l’autre. Certains d’entre nous – et j’en suis – aimeraient abandonner cet endroit maudit et tenter leur chance là-bas. La plupart ont peur de l’océan et de ceux qui le peuplent, dessus ou dessous. Moi pas. De toute façon, encore quelques printemps, et la flotte aura grignoté tout ce qui reste de ce massif. Alors…

Il demeura un instant les bras ballants, les traits figés, totalement immobile, noyé dans les méandres obscurs de ses propres pensées. Simon allait s’éclipser lorsqu’il sursauta, pris d’une illumination.

— Ça y est ! Je sais qui pourra t’aider. Ouais, Jemo saura comment faire, c’est certain. Il y a des lustres de ça, on l’a retrouvé comme mort sur la plage de galets, à l’ouest. À l’époque, la mer était encore à cinq bons jets de pierre de la falaise. Il est resté un sacré bout de temps sans ouvrir la bouche. Une sorte d’état de choc. On l’a cru fou, mais un jour, il s’est remis à parler. Il disait des trucs bizarres, au début, on ne comprenait pas du tout… Lui, sûrement qu’il saura comment faire. Allez, donne-moi ton onguent, je t’ai dit ce que je savais !

— Et ce Jemo, où peut-on le rencontrer ?

— La dernière fois que je l’ai vu, il avait un abri dans les contreforts… Je ne sais même pas s’il est encore vivant.

Simon tendit le pot à son vis-à-vis. Il le saisit avec empressement, en dévissa le couvercle, y trempa un doigt et enduisit deux des multiples plaies qui meurtrissaient ses bras. Il souriait, content de sa bonne affaire. Son interlocuteur était déjà à une quinzaine d’enjambées. Il avançait d’un pas vif, légèrement claudiquant. Le carquois battait contre sa cuisse, l’arc traçait une diagonale de son épaule gauche à sa hanche droite.

— Méfie-toi ! lui cria encore l’autre. C’est l’endroit où se réfugient une grande partie des malades !

Simon ne se retourna pas.